En 2021, j’ai eu le plaisir d’être invité à contribuer au Jeu de Paume Lab, une initiative en ligne proposée par le musée du Jeu de Paume en partenariat avec le Ministère de la Culture. Chaque mois de mars à décembre 2021, le Jeu de Paume a invité un·e curateur·ice à explorer la notion de distance en présentant le travail de quatre artistes qu’il·elle a convié pour l’occasion. J’ai eu le plaisir de clore cette année en présentant “Que s’étirent nos racines”, où je réunis quatre artistes : Tabita Rezaire, Ilanit Illouz, David De BeyterMarvin Bonheur.

Je présente ici les textes que j’ai écrit pour ce projet. L’intégralité des œuvres peut être consultée sur le compte Instagram @jeudepaumelab.

Présentation générale
Marvin Bonheur
David De Beyter
Ilanit Illouz
Tabita Rezaire

Une poignée de sel. Un camp disparu. Une île si proche et si lointaine. Un lointain si familier. La quête d’un au-delà, depuis sa cuisine, depuis son jardin. La magie des ancêtres. L’interrogation d’une infrastructure mémorielle.

« Que s’étirent nos racines » défrichent de nouvelles distances par le prisme du travail de quatre artistes aux pratiques bien distinctes, et qui pourtant se font écho : Marvin Bonheur, Ilanit Ilouz, David De Beyter, et Tabita Rezaire.

Le cliché, c’est la génération d’une altérité par la création d’une distance symbolique entre soi et l’Autre. L’Autre c’est une personne, une communauté réelle ou rêvée, c’est un lieu. On charge ce cliché d’éléments qui le rendent pittoresque, attirant, pathétique, effrayant, charmant : des couleurs, des sons, des odeurs, des façons de penser, de se comporter, des accents, des attitudes. Pour parfaire l’ensemble, et pour éviter toute rencontre avec un cliché dont la couche d’altérité ne souffrifrait aucune confrontation, on investit l’espace ou son architecture d’un rôle de frontière. On voit dans un espace familier une difficulté insurmontable, un fossé bien profond. Ces architectures devenues hostiles, ce sont le bout d’une ligne de métro, un boulevard périphérique, les deux bords d’un fleuve, la ligne imaginaire d’une frontière administrative, une cage d’escalier. Elles s’amplifient de générations en générations, d’années en années, de « tweet » en « post ». On se les susurrent de bouches à oreilles tant et si bien que ces distances fantasmées deviennent durablement incommensurables. On se rassure de son ignorance, on se convainc de la distance qui nous sépare, on n’ira pas plus loin.

La distance qui nous sépare de nos ancêtres est à la fois spatiale et temporelle. C’est un jeu de l’esprit, où bonheurs et traumatismes s’entremêlent. Toutes et tous, nous vivons aujourd’hui au travers de ce passé, en pleine conscience ou tourmenté·e d’angoisses profondes que l’on ne s’explique pas. Des larmes qui jaillissent en contemplant une vieille photo de famille, qui n’est pourtant pas la sienne. Le plaisir profond de reconnaître la saveur d’une épice, d’une plante aromatique qu’on n’a aucun souvenir d’avoir jamais mangé auparavant. Touché·e par une mélodie fredonnée par un vendeur ambulant dans une rue étrangère, très loin de « chez soi ». À la recherche de son passé, pour comprendre son présent, on refait le chemin que firent parents, grands-parents, lointains ancêtres. Immigrés, réfugiés, persécutés, capturés et revendus comme esclaves — on navigue de l’horreur la plus absolue à l’espoir le plus beau ; d’un voyage de quelques kilomètres à un périple à travers le monde. Ce chemin est parcouru littéralement, sur les pas des anciens, transformant la géographie en paysages de mémoire. On guette des signes tangibles ou invisibles dans les rues de Marseille ou de Fort-de-France. Ce chemin, il se réalise aussi virtuellement, intellectuellement et artistiquement, on se projette, on reproduit les gestes, les langues. On crée ses propres rituels.

La distance cosmique, enfin. C’est celle qui nous sépare d’un au-delà si lointain et si présent. Ce sont les cycles lunaires qui rythment les marées terrestres et les récoltes, c’est un astre à des millions de kilomètres qui brûle la peau. C’est une symbolique globale, car la terre entière partage le soleil, la lune et les étoiles. Le cosmos est une carte pour les navigatrices, c’est une multitude à interroger pour les magiciens, c’est le lieu d’un paradis pour les croyants. C’est une infrastructure de communication, dont les satellites en orbite clignotent la nuit. Pour beaucoup, le cosmos est la promesse d’une autre vie. Celle qui vient après la mort, mais aussi celle qui vient d’un autre « monde ». On guette dans les cieux les signes d’une présence extra-terrestre, on chérit les météorites qui s’enflamment lorsqu’ils transpercent l’atmosphère avant de s’écraser sur terre. Car enfin, la fascination du cosmos, du très lointain, on peut la toucher du bout des doigts. Minéral échoué sur terre après une course de milliards de kilomètres, c’est l’absolue compression des distances. Petit caillou buriné par les cieux, qu’on installe amoureusement sur le manteau de d’une cheminée en Espagne.

On retrouve ces distances, et plus encore, dans les pratiques artistiques de Ilanit Illouz, Tabita Rezaire, David De Beyter et Marvin Bonheur. La forme visuelle que prend leurs expressions artistiques s’étend de la photographie de rue pour Marvin Bonheur, à une forme de photographie documentaire qui touche à l’anthropologie pour David de Beyter. Et tandis que le travail de Tabita Rezaire relève de la performance, de l’installation vidéo et de l’exploration visuelle, les œuvres de la série des « Dolines » d’Ilanit Illouz rendent invisible le cheminement performatif de l’artiste au profit d’une œuvre autant photographique que plastique. La délicatesse des approches de ces quatre artistes offre à celles et ceux qui accepteront de plonger sans retenue dans ces quatre univers une compréhension rafraichie de ces nouvelles distances.



MARVIN BONHEUR — « 30° À L’OMBRE »

Pour Marvin Bonheur, la Martinique c’est d’abord la chaleur qui l’assomme, assis à l’arrière de la voiture de ses parents. De longs trajets pour aller visiter leurs amis et la famille pendant les vacances scolaires. Adulte, Bonheur revient sur l’île de ses ancêtres et débute une série personnelle toujours en cours : « 30° à l’ombre ». Géographiquement bien loin de son 93 natal qu’il a mis en scène dans sa « Trilogie du Bonheur », le photographe autodidacte toujours armé d’un compact argentique, cherche encore et toujours à pulvériser les clichés. Au travers de ses photographies, il questionne les caricatures d’une Martinique aux plages paradisiaques, sable blanc et eau turquoise, destinées à un public de touristes métropolitains et internationaux.

C’est aussi une recherche personnelle, spirituelle — une thérapie même, pour reprendre le titre d’un des volets de sa trilogie sur la Seine-Saint-Denis. Bonheur fait parler sa grand-mère nonagénaire de la Martinique d’avant, de sa nostalgie, de son époque. Il prend la route, et s’en va bien loin des images d’Épinal pour montrer « sa » Martinique, celle de son enfance. Bonheur prend en photo la forêt qui avale les carcasses de voiture, les commerces de bord de route, tous ces visages familiers qu’il appelle encore les « grandes personnes ». Au travers de cette série qu’il a débuté à l’été 2019, Marvin Bonheur poursuit le travail qu’il a réalisé dans la région Parisienne mais aussi à Londres : fissurer le miroir sans tain pour porter aux nues fantasmes et mythes, raconter ces lieux qu’il aime à d’autres qui feignent de les connaître. Lieux de ses ancêtres comme la Martinique, de sa jeunesse avec la Seine-Saint-Denis, et tous les autres qu’il a adopté et qui l’ont adopté en retour, comme la ville de Londres qu’il a si bien photographié dans « This is London ».



DAVID DE BEYTER — « THE SKEPTICS »

Dans la série en cours intitulée « The Skeptics », le photographe David De Beyter explore l’utopie ufologique et ses paysages, à la croisée de multiples imaginaires et réalités. L’ufologie est le terme désignant la discipline qui étudie les signes d’une vie extra-terrestre — « unidentified flying object », UFO ou OVNI en français. De Beyter s’intéresse plus particulièrement à l’ufologie scientifique, une communauté d’amateurs « sceptiques » en Espagne et aux États-Unis. Pour le photographe, « La beauté de leur approche de la réalité et de la perception […] réside dans une volonté utopique de rendre factice le mythe moderne des Ovnis. » La série qu’il propose se composent de paysages dont on ne sait s’ils sont de Mars ou de Tenerife, de reliques d’objets à la « scientificité » désuète, de photographies sophistiquées (et on recommandera aux lecteur·ice·s de rouvrir un dictionnaire étymologique), de bouts de terre dé/re/formés par un prisme. Ces espaces, que le jargon ufologiste nomme « Magical places » se transforment en paysages d’ailleurs, un synclinal dont les couches ne sont plus géologiques, mais un charivari de réalité, illusion, beauté, perception qui donne le tournis.

Mise en espace, par exemple aux Rencontres d’Arles en 2019, à la galerie Bacqueville en 2020 ou encore à Unseen en 2021, la série « The Skeptics » propose des dytiques en grand format, des minéraux produits en impression 3D, des documents d’archives, des films tournés en 16mm, des galaxies rétroéclairées montées sur des structures de métal ad-hoc. Ces dernières sont des manipulations de négatifs dont le photographe « brûle » directement la surface en chambre noire, jouant avec la notion de « Flash blindness ». Le projet que David De Beyter continue de développer, est une recherche dont la richesse s’exprime dans la diversité des formats qu’il propose, pour questionner les mythes et les utopies scientifiques qui structure la « réalité ».



ILANIT ILLOUZ — « LES DOLINES »

Plasticienne avant d’être photographe, Ilanit Illouz est une arpenteuse de paysage. Elle marche, elle collecte : des pierres, du sable, du sel. Elle photographie. Les explorations artistiques qu’elle conduit s’entremêlent, sur un temps long. C’est la recherche d’un camp disparu dans lequel une partie de sa famille a « transité » dans les années 1950, le Grand Arénas entre les quartiers de Mazargues et des Baumettes à Marseille, qui la conduit finalement dans le désert de Judée, sur les bords de la Mer Morte, aux frontières de la Palestine, d’Israël et de la Jordanie. Ainsi débute en 2016 « Les Dolines ». Phénomène géologique se manifestant le plus souvent par une légère dépression causée par l’érosion du calcaire, les dolines de la Mer Morte sont en réalité d’inquiétant cratères profonds de dizaines de mètres et pouvant s’ouvrir en quelques secondes. Énième témoin d’une surexploitation humaine, les dolines apparaissent là où la Mer Morte s’est retirée pour de bon. Illouz voit dans ce lieu une métaphore de la mémoire, invitant à la contemplation, sans chercher à apporter de réponses. Au cours de ses recherches, elle prend également conscience que c’est en mettant en contact une plaque d’étain avec du bitume de Judée, pigment minéral prélevé sur les bords de la Mer Morte, que Nicéphore Nièpce réalise en 1827 « Point de vue du Gras », la toute première photographie. Ilanit Illouz réalise des tirages jet d’encre des photographies numériques qu’elle réalise des détails de ces paysages de la Mer Morte : minéraux, végétaux. Elle travaille ensuite ce tirage en appliquant du sel prélevé sur place, désagrégeant l’image originale qui entame alors une longue transformation. Le résultat crée un paysage sur papier, brillant de cristaux de sel, dont la délicatesse émouvante nous rappelle la fragilité des mémoires.


TABITA REZAIRE — « DEEP DOWN TIDAL», « ORBIT DIAPASON »

La formule est éculée, et pourtant quand il s’agit de la décrire on ne peut pas s’empêcher de l’écrire : Tabita Rezaire est une artiste inclassable. Basée à Cayenne (Guyane), elle se définit comme artiste, professeure de yoga, doula et maintenant cultivatrice dans le cadre de son projet « Amakaba ». Sa pratique transdisciplinaire s’intéresse aux réseaux, qu’ils soient organiques, électroniques ou spirituels. Elle mêle dans sa pratique artistique l’exploration mystique et scientifique, interrogeant les mémoires ancestrales, s’attaquant aux blessures de la colonisation, avec pour ambition première de soigner l’humanité. Le langage visuel et performatif qu’elle développe lors de rituels méditatifs, mais aussi dans le cadre d’installation vidéo, est d’une immense richesse. Il invoque la Terre et les éléments, la maternité, l’agriculture, les technologies de l’information et de la communication et leur relation à l’esclavage et au racisme, le cosmos, la spiritualité Africaine, l’énergie sexuelle. Tabita Rezaire explore les fondements de notre in/conscient — de l’infrastructure du capitalisme à nos croyances.

Dans le cadre du Jeu de Paume Lab, elle présente deux projets. « Deep down tidal » [Marée des tréfonds] est une installation vidéo panoramique explorant les océans comme une interface, intégrant les câbles de fibres optiques, les villes englouties, les corps noyés, les histoires de navigation et le sacré dans un complexe ensemble de réseaux de communication. La deuxième œuvre présentée, « Orbit Diapason », s’inspire des cercles de pierres sacrés d’Afrique du Sud. Le·a visiteur pénètre un dôme fabriqué de tissu médicinal, teint avec des plantes guyanaises curatives, dont l’architecture guérie son hôte. L’installation s’organise alors autour d’une vidéo deux canaux. Elle propose une méditation sur les domaines de l’altérité extraterrestre, de la maternité, d’une poétique de l’invasion, et de l’effondrement.